jeudi 22 janvier 2015

Rien n'est grave

Longtemps je me suis demandé d'où me venait ce travers. C'est vrai, lorsqu'on se rend compte que d'autres existences se conjuguent au plus-que-parfait, on s'interroge sur l'imperfection de la sienne. J'ai pourtant été une excellente élève en conjugaison; toujours les bonnes terminaisons au bon endroit, sur le cahier du jour bleu impeccable. Des félicitations sur les bulletins, des encouragements à persévérer ... tu parles, je me serais bien passée de l'imparfait et des infinitifs jamais conjugués!
Lorsque j'étais adolescente, je croyais que l'avenir était une sorte de promesse en lettres colorées, une chose magnifique à vivre un jour, quand le calendrier m'aurait rangée dans la catégorie "adulte accomplie". J'imaginais à l'époque que l'obscurité de mes pensées n'était qu'un prélude à une symphonie magique et fantastique. Je n'avais pas confiance en moi, je me trouvais toujours trop ou pas assez, mais surtout jamais au diapason de mes rêves. 
Lorsque mes amies collectionnaient les baisers derrière le poteau du préau de la cour du lycée, je m'interrogeais sur ma capacité à séduire, me demandant si ça valait la peine d'investir dans un déguisement d'adolescente-qui-n'a-pas-froid-aux-yeux; tout ça pour mesurer mon potentiel attractif. Lorsqu'elles en rajoutaient des tonnes pour attirer l'attention, je songeais plutôt à rejoindre la première cachette à disposition, pour ne surtout pas avoir à déplorer la transparence de mon aura. 
C'était ainsi. Et plus le temps passait, plus je me disais qu'il valait mieux se protéger du monde avant qu'il ne m'abîme. Et le début de ma carrière d'adulte fut une sorte de course effrénée vers un je-ne-sais-quoi hypothétique, certainement parfait, mais surtout pas pour maintenant. J'étais en partance pour un ailleurs prometteur, incapable de constater dans mon présent la moindre particule de bonheur. 
Pourtant, il y a du en avoir des couchers de soleil sublimes, des coins de campagne en harmonie totale avec les couleurs du ciel, des jours de soleil à dévorer sans retenue, et des instants magiques de liberté absolue!
Mais je n'ai rien vu. Enfermée dans ma coque de protection anti-douleur, j'ai suffoqué à force d'interrogations stupides, à force de doutes et de peurs. Là, au moins, dans cet état de demie-vie, je ne risquais pas de me fracasser sur le trottoir humide d'une vie pleinement vécue et assumée. Bien au chaud dans ma bulle, j'observais le spectacle du monde comme on est au cinéma. J'avais en plus l'abonnement gratuit et la certitude de pouvoir changer le programme à volonté. 
Et puis les horloges de la Terre se sont mises d'accord pour que la vie passe sans que je m'en rende compte: pas une alarme automatique, pas de réveil programmé, aucune faille dans la mécanique froide du temps qui s'accumule sur le compteur de l'existence. 
Dans la coque de protection, je n'ai rien vu venir, j'ai juste pris conscience de mon incapacité à vivre vraiment. Tu sais, cette sensation quasi mystique qui fait que tu es à ce point en immersion dans la vie que tu conjugues tes désirs au présent. Tu sais, cette audace que tu accroches à tes décisions les plus folles et que tu remets aux caprices du vent...
Je n'ai rien vu venir abritée des tempêtes et des bourrasques qu'inflige le risque d'exister. 
Aujourd'hui, je suis sur le bord de la route, incrédule, hésitant encore à participer pour de bon au spectacle du monde. J'observe, j'analyse, j'échafaude un milliard de pensées à la minute, mais au fond je ne vis pas. 
Il suffirait de poser le pied un peu plus loin que le périmètre de sécurité que je me suis imposé. 
Il suffirait de désobéir à cette stupide peur de vivre et lui flanquer une gifle dans pareille. 
Il suffirait de bousiller à coups de poings la coque de protection anti-casse. 
Il suffirait d'écouter l'enfant que j'ai été, de le prendre par la main, et de le pousser sans bouée dans le grand bain de la vie.
Ressentir ou mourir, voilà la seule alternative possible, le seul hurlement envisageable dans cette vie anesthésiée, rabougrie et pitoyable. 
Je ne suis pas née avec des lunettes noires et la maison de mon bonheur n'est pas la coque laide et moisie dans laquelle j'ai survécu jusqu'à présent. 
Dans le spectacle du monde, je veux le premier rôle : un rôle à la hauteur des rêves que j'étouffe depuis bien trop longtemps. 
Parce qu'au fond, du spleen à l'audace il n'y a qu'une infime distance à parcourir. 
Parce que la vie vaut bien plus qu'un ramassis de pensées assassines. 
Parce que rien n'est grave puisque ça ne dure jamais.

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